À l’ère des espaces virtuels, du foisonnement des outils d’échange à distance et des possibilités toujours plus diversifiées de travail nomade et dématérialisé, la notion de territoire connaît d’importantes mutations mais n’est pas frappée d’obsolescence, bien au contraire. Les open spaces et autres lieux ouverts ont un besoin crucial de territorialité, de repères physiques et culturels, et de proximité. Nous avons interrogé à ce sujet le sociologue Frédéric Petitbon sur cette question qui bouscule bien des cadres de pensée pour faire rimer territorialité, proximité et productivité.
Les espaces de travail de type open spaces sont-ils par nature performants ?
La corrélation entre open space et productivité n’a rien d’automatique, comme l’a montré une étude conduite par des chercheurs de l’ESSEC sur l’efficacité des équipes dans les open spaces [1].
Tout dépend évidemment de la qualité et de la fonctionnalité des aménagements, mais pas seulement. Il faut penser les flux et l’ergonomie, favoriser l’échange dans des lieux dédiés, comme par exemple l’espace café à la sortie des ascenseurs. On ne sait jamais à l’avance si le collectif va s’approprier l’espace, comment les occupants vont entrer en connexion les uns avec les autres, etc.
Cette étude met en évidence trois conditions de réussite : créer des « task bubbles », des bulles de travail où l’on n’est pas dérangé, où l’on peut travailler au calme au sein du groupe ; se doter d’artefacts, autrement dit d’objets ou de supports concrets qui font partie du paysage et contribuent à l’appropriation des lieux ; et avoir des émotions partagées, qui favorisent l’engagement dans les relations de travail et les projets.
À l’ère de l’immatériel, le cadre de travail, au sens le plus matériel du terme, revêt-il toujours une grande importance ?
Plus que jamais ! Faire en sorte que les collaborateurs s’approprient l’espace est devenu une compétence à part entière du management. Créer des moments de respiration collective, des breaks conviviaux, des rendez-vous réguliers et ritualisés dans les espaces de travail n’est pas superflu.
Dans les espaces physiques et virtuels, l’univers des possibles est extraordinairement riche. On peut coopérer de mille manières. Mais il faut organiser les échanges et le dialogue, rendus plus complexes par cette explosion des possibles – télétravail, temps choisi, langues différentes, etc. Il est important de créer des rituels dans les espaces. Exemple : instituer un « vendredi avec chouquettes et sans réunion », exposer un objet incarnant l’idée de la semaine ou une réussite du groupe, etc. Il convient également de veiller à une bonne utilisation des applications technologiques comme WhatsApp. Les lieux ne suffisent pas pour coopérer et communiquer.
LE GUIDE GRATUIT POUR BIEN CHOISIR VOS BUREAUX
- Décryptez le prix par poste d'un bureau flexible
- Optimisez vos charges immobilières
- Bureaux flexibles vs bureaux traditionnels : le match
- Bien choisir son bureau flexible
- 3 études de cas d'entreprises : grand compte, PME, start-up
Ces open spaces ne permettent-ils pas de cultiver tout naturellement la proximité ?
Présence et proximité sont deux choses différentes. On peut avoir une très grande proximité avec ses collaborateurs sans être physiquement très présent, ou à l’inverse être toujours là mais avec une grande distance mentale. Les « managers de proximité » ne fonctionnent que s’il y a une vraie proximité, nourrie d’échanges et apportant des réponses aux questions posées.
Dans un article que j’ai écrit avec Julie Bastianutti [2], nous avons distingué plusieurs dimensions dans la proximité : spatiale, temporelle, managériale, cognitive … Prenons par exemple la dimension cognitive. Parlons-nous la même langue ? Avons-nous les mêmes codes ? Il n’est pas facile d’être proche de ses équipes dans les entreprises mondialisées et diversifiées, en interaction constante avec leurs clients, leurs fournisseurs, leurs partenaires, leurs concurrents, etc. Il est essentiel de savoir faire coexister des langues différentes, des langages techniques et professionnels, des systèmes et des codes culturels parfois très éloignés. Et cela va bien plus loin que la seule question de l’aménagement des bureaux. Ouvrir les bureaux, oui, mais aussi et surtout s’ouvrir aux autres.
Nous disions dans cet article que « l’adaptation des cultures d’entreprise passe notamment par un travail sur le langage commun, le sens des mots et les règles de communication, en évitant le piège de la « novlangue managériale » qui génère de forts effets de langue de bois. »
Le management de la proximité est un sujet d’avenir, au cœur de la réflexion stratégique et de la vision de l’entreprise. Et un sujet transversal par excellence, qui concerne tout le monde : direction générale et management à ses différents niveaux, RH, space planners, concepteurs des systèmes d’échange dans l’entreprise …
Comment voyez-vous les choses évoluer en matière de cadre de travail ?
Il faut d’abord rappeler qu’il y a des différences importantes entre les pays. Le monde allemand par exemple est bien moins « open spacé » que le monde français et a fortiori anglo-saxon. La France a fortement évolué depuis une dizaine d’années, le modèle de l’espace ouvert a explosé, et offre aujourd’hui une grande variété de lieux et de services. Pensez par exemple au nouveau siège de Danone boulevard Haussmann avec ses douze types d’espaces collectifs – créativité, sieste, digital…
Par ailleurs, on peut noter un retour de balancier en matière de travail à distance. Dans la Silicon Valley, le télétravail sans limites, permettant de ne plus venir au bureau, est en reflux. Des entreprises le limitent et même l’interdisent. Oui au télétravail, mais avec en parallèle l’impérieuse nécessité d’organiser et de faire vivre les rites d’échange, y compris sur site !
Enfin, il est clair que l’ouverture des entreprises sur l’extérieur représente une tendance lourde. On est de plus en plus dans des organisations ouvertes. La frontière entre l’interne et l’externe s’estompe et il n’est pas nécessaire d’appartenir à une entreprise pour être pleinement intégré à ses projets, voire à son quotidien. Et puis il y a un besoin impératif, pour toute entreprise qui veut mener à bien une transformation culturelle, de s’appuyer sur l’externe. Cela passe par un nécessaire brassage avec des professionnels extérieurs et des environnements différents.
Propos recueillis par David Brunat.
Diplômé de l’ESSEC et d’un DEA en sociologie des organisations, Frédéric Petitbon est associé chez PwC et enseignant à Paris I en sociologie appliquée et conduite des transformations. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Managers : libérez, délivrez…surveillez ? Les 6 clés pour travailler en confiance ! » (coécrit avec J. Bastianutti et Marguerite Descamps, éditions Le Cherche-Midi) et d’études remarquées, telles que « La proximité en entreprise à l’ère numérique » (Sociétal).
[1] Task bubbles, artifacts, shared emotion, and mutual focus of attention: A comparative study of the micro-processes of group engagement, A. Metiu, N. Rothbard, Organization Science, 2013. [2] La proximité en entreprise à l’ère numérique, Sociétal, 2016