De Taylor au flex office, en passant par l’activity based working et les tiers lieux… les espaces de travail n’ont cessé de se réinventer, au gré des évolutions de la relation entre l’entreprise et les salariés, et plus largement, celles de la société. Aujourd’hui, ces espaces sont confrontés à de nouveaux enjeux managériaux, financiers et environnementaux. Comment les organisations peuvent-elles intégrer ces dimensions, et mesurer le poids de leurs choix d’aménagement et d’organisation spatiale ? Delphine Minchella, chercheuse et enseignante, est une experte du sujet. Elle nous rend visite sur le blog et décrypte les nouveaux enjeux des espaces de travail.
Delphine Minchella, vous avez consacré votre dernière thèse à la spatialité dans les changements managériaux, et publié récemment Espaces de travail, nouveaux usages et nouveaux enjeux (Dunod, novembre 201). Pourquoi un tel intérêt pour les espaces de travail ?
On ne peut pas concevoir le travail sans s’intéresser au lieu où il s’effectue. Du point de vue des individus, puisque les espaces de travail impactent leur comportement, leur bien-être, et de manière plus large leurs relations sociales au sein de l’entreprise. Mais aussi du point de vue des organisations, tant pour l’acquisition de ces espaces que leur entretien.
Les espaces de travail représentent la principale dépense des entreprises, après les salaires, et constituent un instrument de management, selon qu’ils favorisent ou pas la collaboration et la communication interne. Ils incarnent aussi l’entreprise, en matérialisant la considération qu’elle a pour ses employés. C’est un sujet hautement complexe, et en perpétuelle évolution. Dans l’ouvrage Espaces de travail, nouveaux usages et nouveaux enjeux, j’ai voulu m’adresser aux managers soucieux de comprendre l’impact de leur choix en matière d’aménagement et d’organisation spatiale du travail.
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Justement, si on tente de résumer les principales évolutions des espaces de travail depuis leur avènement lors de la Révolution Industrielle, qu’est-ce qui ressort ?
On pourrait y passer une semaine ! Depuis l’avènement de la Révolution Industrielle et des machines de plus en plus imposantes inventées pour produire en série, les entreprises ont imposé aux individus de venir travailler dans un lieu spécifique. L’organisation de ces lieux s’est très vite structurée autour de la surveillance et le contrôle des mouvements, notamment avec l’absence de cloisonnement, des itinéraires imposés au sein du bâtiment, horaires stricts, etc. Frédérick Taylor par exemple conçoit le poste de travail comme un espace rationalisé, où tous les outils ont une place déterminée, afin que les travailleurs n’aient pas de prétexte pour se déplacer. C’est aussi l’époque où la position hiérarchique s’affirme grâce à la place qui est attribuée à chacun : le prestige se reflète dans la superficie du bureau personnel.
Ça, c’était avant. Et maintenant ?
La surveillance n’a jamais cessé, c’est un fait qui mérite d’être souligné. Les open spaces limitent l’intimité des collaborateurs, tout comme les nouveaux outils de travail numériques. Dans mes échanges avec des DRH sur le management à distance, certains m’expliquent qu’ils surveillent le code couleur de l’indicateur de présence sur Teams, qui peut indiquer une absence d’activité depuis un certain temps. Dans le même esprit, certaines entreprises refusent le télétravail du mercredi, de peur que les salariés qui ont des enfants ne soient pas assidus à leur poste. De mon point de vue, c’est absurde : le présentéisme est de la justification face à de l’impuissance professionnelle.
Y a-t-il eu des évolutions positives, de votre point de vue ?
Il y a eu des expérimentations intéressantes. Je pense à l’action office, développé par Robert Prost. Il propose trois positions de travail au collaborateur : assis à son bureau pour se concentrer, dans une alcôve pour téléphoner, et debout pour échanger. Cela n’a pas pris, car trop consommateur d’espace.
Je détaille dans le livre l’Activity Based Working (ABW), un espace de travail censé améliorer la performance en proposant un environnement adapté aux différentes tâches d’une même journée. Les postes de travail ne sont plus attribués, chacun est invité à se déplacer au fil de la journée afin d’utiliser l’espace correspondant le mieux à son activité. Plus qu’un projet d’espace, c’est un projet d’organisation du travail. IBM a testé l’ABW dès les années 70, avec des espaces de travail allant du plus collaboratif au plus calme : ces notions sont devenues très présentes depuis les années 2000 dans la réflexion sur l’organisation du travail.
Votre livre consacre un chapitre entier au flex office. Qu’est-ce qui vous semble important à retenir sur cette organisation de l’espace qui se développe au sein des entreprises ?
Le flex office est une autre manière de penser le travail par une recomposition spatio-temporelle. L’espace de travail est désormais multi-spatial, et dépasse le couple bureau-domicile : la ville tout entière constitue l’espace de travail du travailleur nomade. Le travail peut se faire à n’importe quelle heure et n’importe où grâce aux outils numériques.
Cela implique une présence plus aléatoire et irrégulière des salariés sur le lieu de travail. Le taux d’occupation étant plus faible, la question de la pertinence d’un bureau attribué par salarié se pose, sans idéologie mais avec pragmatisme. Cette évolution vient déterritorialiser encore le poste de travail, en décrétant qu’aucun poste n’est plus attribué. Le bureau doit dès lors gagner en valeur pour se transformer en hub qui privilégie les interactions, la circulation de l’information et les échanges formels et informels.
« L’espace de travail est désormais multi-spatial et dépasse le couple bureau-domicile : la ville tout entière constitue l’espace de travail du travailleur nomade. »
Le flex office, l’activity based working et autres organisations flexibles des espaces de travail sont présentées comme des leviers de performance et de créativité. Qu’en pensez-vous ?
On fait souvent rimer ces concepts d’organisation du travail avec créativité, performance, épanouissement. En réalité, la littérature démontre qu’il n’en est rien si l’organisation managériale ne suit pas.
Ce qui ressort de ces différents essais, c’est que la transformation des espaces n’aboutit pas forcément à des résultats tangibles, si la philosophie de l’entreprise n’est pas transformée au même rythme. L’organisation des espaces de travail doit plutôt être le résultat d’une culture d’entreprise, plutôt que d’attendre l’inverse.
Ils ne sont pas forcément non plus synonymes de fortes réductions de l’empreinte immobilière, mais plutôt de réallocation des espaces, puisque les entreprises transforment d’anciens bureaux attribués en espaces de convivialité ou de détente, dédiés à des temps collectifs.
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Quels sont les derniers changements significatifs que vous observez aujourd’hui dans la relation aux espaces de travail ?
La notion de marché est très présente. On observe que certaines entreprises peinent à recruter des cadres. Les chercheurs constatent, à partir d’études qualitatives et quantitatives, que proposer un cadre de travail sans télétravail est devenu rédhibitoire, à tel point que l’APEC Normandie conseille l’option du travail hybride aux entreprises qui rencontrent des difficultés. On est face à une profonde remise en question : les individus, quel que soit leur statut social, ne sont plus prêts à accepter n’importe quoi. La loi du marché s’instaure : même si l’entreprise est réfractaire au télétravail, elle va être obligée de l’envisager pour rester attractive et fidéliser.
C’est une évolution lourde de sens sur les espaces de travail, car si l’on n’est pas présent 5 jours sur 7 au bureau, comment va-t-on concevoir un espace de travail où l’on ne viendra que 3 jours sur 7 ? Dans quelle mesure peut-on encore dire « J’ai droit à un bureau personnel, mais je ne viens que 3 jours sur 7 » ? Cela interroge aussi sur ce qu’on vient faire spécifiquement pendant ces trois jours, et le rapport aux autres qu’il redéfinit.
Je constate aussi dans mes échanges avec les entreprises une autre tendance lourde. Développer des services aux usages est absolument primordial pour rendre attractif l’espace de travail, en l’envisageant comme une ressource de la collaboration et des échanges informels. Et c’est très important, car on sait que tout ce qui est innovation, créativité, a besoin de ces échanges informels pour naître.
Vous soulignez dans votre ouvrage l’importance de la territorialisation de son espace de travail. Est-ce indispensable à notre bien-être au travail ? Les espaces de coworking vous semblent-ils compatibles avec ce besoin ?
C’est une remarque intéressante. On se penche sur la psychologie territoriale chez l’homme depuis les années 60 seulement. Il n’est pas nécessaire de faire une longue étude pour constater des phénomènes de marquage du territoire, de deux façons possibles : soit en plaçant des artefacts personnels qui indiquent que « ceci est ma place », soit de manière symboliques, en s’attribuant une place de manière récurrente sans que rien ne marque notre espace, mais qui est quand même rigoureusement notre place. Les études quantitatives montrent que c’est un besoin extrêmement fort : en 2005, environ 70 % des personnes avaient besoin de marquer leur territoire. Car territorialiser c’est aussi marquer son attachement à l’espace, à son organisation et sa vie sociale. Il y a un enjeu d’identité très fort derrière.
Le nomadisme pose problème dans le sens où l’on ne sait plus qui est où. On a essayé de remplacer cet ancrage territorial par de la technologie, mais cela passe mal auprès des salariés qui se sentent surveillés sur leur localisation.
Quelle réponse les entreprises peuvent-elles apporter à ce besoin de territorialisation, tout en gardant de la flexibilité dans les espaces de travail ?
La territorialisation par « quartier d’équipe » est une solution très intéressante. Cela permet une autre forme de territorialisation et une plus grande cohésion. Chaque quartier peut accueillir 20 à 30 individus, qui sont ainsi dans leur zone, où tous se connaissent. Vous n’avez plus besoin d’une application pour trouver un bureau libre, ni pour chercher un collègue avec qui vous devez échanger. Vous sortez des grands plateaux de flex office où les gens d’une même entreprise ne se connaissent pas et ne se disent même pas bonjour en arrivant. Un plus petit territoire est beaucoup plus rassurant et familier.
Ces territoires d’équipe encouragent aussi la ritualisation, comme les croissants du jeudi matin, la dégustation de thé du vendredi, etc. Cette ritualisation est importante car elle revient à s’approprier un espace au-delà de sa dimension matérielle.
Qu’observez-vous à propos des nouveaux acteurs de l’immobilier d’entreprise proposant des espaces de travail partagés ?
Ce sont des solutions très flexibles pour les entreprises, notamment en région. Ces modèles proposent des immeubles de bureau sans contraintes, avec des espaces collaboratifs intéressants sur le plan des échanges. Mais il va falloir « faire lieu », ce qui ne coule pas de source. Ce n’est pas parce que vous avez aménagé un endroit pour que les gens se rencontrent qu’ils vont y venir. La culture de l’entreprise doit encourager ce genre d’échanges, sinon ces espaces resteront inoccupés, et vidés de leur sens premier.
En conclusion (même si l’on pourrait continuer à discuter des heures sur ce sujet), quels sont les sujets que vous avez envie de suivre de près dans les prochaines années ?
Deux choses m’intéressent en particulier et qu’il va falloir suivre de près. On constate un énorme revirement plutôt silencieux dans le Facility Management, qui considère moins l’accueil ponctuel d’un visiteur que l’importance du service de l’entreprise client. De mon point de vue, c’est révolutionnaire et peut faire évoluer toute une profession. On voit bien que plus que jamais, l’importance du service se conjugue avec l’espace dans une logique de marque employeur. Le prestataire de bureau peut être un partenaire très fort dans la construction de la marque employeur.
On assiste aussi à un fort développement des régions, avec une très belle appétence. Cela me semble important, et c’est une évolution à suivre dans les prochaines années.
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Le livre en un clin d’œil
Fiche de lecture de Espaces de travail, nouveaux usages et nouveaux enjeux (éditions Dunod, novembre 2021), par Delphine Minchella, avec la collaboration de Marc Bertier, Nicolas Cochard, Matthieu Kemdji et Philippe Toubin.
– 128 pages très documentées pour poser un regard différent sur la dimension stratégiques des espaces de travail ;
– Une lecture historique et sociétale de l’organisation des lieux de travail ;
– Un décryptage des nouvelles formes d’organisation du travail (ABW, flex offices, coworking, tiers lieux), de leurs opportunités et des points de vigilance pour les rendre efficientes
– Des cas d’entreprises inspirantes qui invitent questionner sa stratégie immobilière.
Merci à Delphine Minchella
Docteur en civilisation du XVIIIe siècle (Paris Panthéon-Sorbonne), docteur en sciences de gestion (Paris Dauphine-PSL), enseignant-chercheur rattaché au Métis Lab et directrice académique à l’EM Normandie, Delphine Minchella a consacré sa dernière thèse de doctorat au rôle de la spatialité dans les changements managériaux. Elle a publié le premier ouvrage de vulgarisation sur les flex offices en 2020. Elle a également mené plusieurs recherches-actions et missions de recherche autour des espaces de travail et des services associés. L’essentiel de ses travaux et publications porte sur ces deux thèmes.