Chronique Lignes d’horizons, épisode 3* : chaque mois l’écrivain David Brunat vous propose un regard décalé, un pas de côté, une réflexion buissonnière autour du thème du coworking et du travail contemporain. Prenez le temps d’un détour original où l’histoire, la sociologie, l’ethnologie, le monde de l’art et d’autres disciplines vous apportent des éclairages inattendus et inspirants sur le monde qui vous entoure…

L’art du coworking, une invention haute en couleur de la Renaissance

On fait souvent remonter l’histoire du coworking aux années 1995… Mais à l’heure où le musée du Louvre accueille une exposition exceptionnelle sur Léonard de Vinci, remontons plutôt le temps et l’histoire de la peinture jusqu’aux origines des workshops et autres espaces de création collaborative. Car l’Italie de Vinci, Botticelli et autres grands maîtres du pinceau et du chevalet fut, à sa façon, l’enfance de l’art du travail collaboratif : alors, prêts pour une autre histoire du coworking ?

Les espaces de travail partagés et pluridisciplinaires ne sont pas nés avec le numérique. Ils ont vu le jour il y a cinq siècles, sous la forme des ateliers d’artistes de l’Italie du quattrocento, ces formidables viviers de talents, ces « accélérateurs » du génie créatif.

La bottega ou le coworking « bouillon de culture » à la mode florentine

Quittez vos open spaces bardés d’équipements high tech dignes des dessins les plus futuristes de Léonard et transportez-vous dans l’espace et dans le temps et soyez les bienvenus dans la véritable histoire du coworking ! Vous êtes à Florence, au cœur du XVe siècle. La langue anglaise n’y a pas encore droit de cité, internet et l’intelligence artificielle sont dans les limbes, mais la Toscane brille de tous ses feux artistiques au travers de ses workshops, Fab Lab et autres hubs où l’open innovation règne en maître.

L’engouement est immense pour le modèle de la bottega, ces ateliers [1] où des maîtres transmettent leur savoir à de jeunes artistes, où les talents fleurissent en se rassemblant dans un même lieu et en se mesurant dans un esprit d’émulation extrêmement fécond.

De nouvelles techniques picturales sont mises au point, la dynamique d’idéation et d’expérimentation bat son plein, des formes inédites de création et de représentation du monde éclosent… Artistes, innovateurs, découvreurs, ouvriers de l’inédit, travailleurs de la main et de l’esprit : chacun joue sa partition dans une vaste communauté à la créativité foisonnante !

Car la bottega est d’abord un lieu de brassage sans égal. Peintres, sculpteurs et autres artistes mais aussi mathématiciens, ingénieurs, anatomistes, astronomes, poètes, musiciens, etc., ainsi que marchands faisant fonction de mécènes, tous font partie d’un seul et même ensemble. Comme une sorte d’auberge italienne ouverte à la pluralité des profils et des talents. On y échange sur tout, on confronte des idées, on partage des savoir-faire et des projets ; les « retours d’expérience » se multiplient, et la création de valeur est une affaire d’équipe. Les individualistes forcenés n’ont pas leur place au sein de l’entreprise collaborative « Made in Renaissance »…

La Harvard Business Review s’est penchée il y a quelques années sur ces communautés professionnelles dont la portée ne s’est pas limitée à l’émergence de productions esthétiques hors du commun. Elles ont permis de développer « des méthodes révolutionnaires de travail, de création, de commercialisation de produits et de services, et même abouti à une vision du monde totalement nouvelle. Les ateliers florentins étaient des pépinières de créativité et d’innovation où se mêlaient les rêves, les passions et les projets », explique Piero Formica [2].

Les apprentis, ouvriers, artisans, bâtisseurs et artistes qui fréquentaient ces ateliers étaient totalement interdépendants. Ils œuvraient de concert sous la bannière fédératrice d’un Maître. Lequel avait vocation à repérer de nouveaux talents, favoriser les liens entre les membres de l’atelier, former de jeunes artistes. Mais sans intervenir directement dans le travail de chacun. À la fois inspirateur et coordonnateur, chef d’orchestre et entrepreneur.

Brassage des savoirs et floraison de l’innovation

Andrea di Cione, dit le Verrocchio (1435-1488), fut sculpteur, peintre et orfèvre, mais les jeunes pousses qu’il prenait sous son aile pouvaient pratiquer bien d’autres disciplines, comme l’architecture ou la finance.

Parmi ses élèves les plus illustres : Léonard de Vinci, Botticelli, le Pérugin ou encore Ghirlandaio. Le gratin ! Léonard entre dans l’atelier du célèbre Verrochio à l’âge de 15 ans. « L’endroit fonctionne comme une véritable entreprise commerciale et artisanale. Une émulation créatrice traverse le laboratoire de Verrocchio, ancien élève de Donatello », relève Eric Monsinjon, professeur d’histoire de l’art [3].

Creuset pluridisciplinaire, terreau d’idées et de techniques nouvelles, l’atelier de Verrocchio favorise l’éclosion de visions du monde inédites. Il encourage l’audace créatrice et l’innovation de rupture, comme on dirait aujourd’hui. Et ce, en stimulant le débat entre tous les acteurs de son écosystème, en pariant sur l’intelligence collective et l’addition des compétences, en balayant idées reçues et conformisme intellectuel.

« Dans les ateliers florentins du quattrocento, les échanges permanents et fluides entre divers spécialistes favorisaient la compréhension mutuelle, souligne Piero Formica. La coexistence et le télescopage de ces talents pluriels faisaient de ces ateliers des lieux vivants, où le dialogue ouvrait la voie à des conflits constructifs. L’affrontement et la confrontation d’opinions divergentes abolissaient les limites du savoir, limitaient les risques d’erreur et incitaient les artistes à remettre en question des vérités admises. »

Formidable leçon de liberté (de pensée et d’action), d’ouverture d’esprit, de décloisonnement des savoirs… et d’humanisme !

Nos coworkings contemporains à la recherche de cet idéal de fluidité créatrice peuvent s’inspirer sans modération de ces incubateurs d’idées et de beauté, empreints d’humanisme et d’empathie avant l’heure. Nés il y a un demi-millénaire, ils n’ont rien perdu de leur puissance de fascination à l’ère de l’économie cognitive, où la logique horizontale, l’interdisciplinarité, le dialogue des savoirs et des esprits doivent devenir la règle. Remonter l’histoire du coworking permet ainsi de se reconnecter avec les valeurs et principe qui font son succès… Esprit de Léonard et de Verrocchio, es-tu là ?

David Brunat, écrivain et conseiller en communication…

David Brunat est écrivain, auteur pour l’entreprise et conseiller en communication et en stratégie. Dernier ouvrage paru : ENA Circus, éditions du Cerf, 2018.

Retrouvez les autres épisodes de la série :



[1] Le mot bottega désigne à la fois l’atelier, la boutique et le magasin. Cette polysémie décrit bien la pluralité de fonctions et d’usage de ce lieu- laboratoire.
[2] The Innovative Coworking Spaces of 15th Century – Italy, Harvard Business Review, 27 avril 2016.
[3] Léonard de Vinci, 500 ans de mystères, L’Eléphant, n° 25.

Au fait, chez Wojo on ne fait pas qu’écrire !

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